Quarts à la mer : Panama
Témoignage sur le métier de marin de commerce. Cinq heures du matin, dernier quart de la nuit, le Zeebrugge, cargo des Messageries maritimes, se présente en avant lente devant Colon, l’entrée du canal de Panama, côté Atlantique. Loin sur l’avant, là où depuis des jours le ciel rejoignait la mer, une barre sombre apparaît qui les sépare à présent... La terre est là, et à mesure que l’on s’approche, elle gagne en largeur sur l’horizon. Avant très lente... dans la clarté tamisée d’une lune rousse, on distingue à présent les hautes collines qui dominent Colon. Leurs ombres spectrales enveloppent la ville avachie sur le rivage sans vie de la baie, une cité obscure, sans relief ni halo, un paysage enseveli dans une nuit fauve à peine ébréchée, çà et là, par quelques fenêtres, blafardes et laiteuses, et de pauvres néons qui clignent mollement. - Stoppez ! Un bras ramène sans hâte la lourde poignée de cuivre du transmetteur d’ordres deux crans en arrière ; deux clings sonores suivis d’un tintement strident et, quand il cesse, le timonier annonce : - Les machines sont stoppées. - Bien, lui répond le commandant depuis le fauteuil de quart. Le Zeebrugge file à présent sur son erre, silencieusement, ombre parmi les ombres des autres navires mouillés dans la baie de Colon. Sur la passerelle de navigation, on voit des silhouettes de marins, quatre ou cinq, immobiles et autour d’elles flotte une odeur de terre humide et de café frais. Il y a le « vieux » dans le fauteuil de quart et le timonier à la barre, le lieutenant de quart devant le pupitre et les matelots, qui sont penchés en avant, chacun devant la vitre d’un sabord, les coudes sur la tablette, et qui font pivoter leurs jumelles pour y plonger leur regard à intervalles réguliers. Les ordres et les réponses se succèdent dans la pénombre, et on ne sait pas très bien qui parle, sauf si comme eux, après avoir partagé tant de quarts de nuit, on connaît par cœur le son de chaque voix. Un bourdonnement sourd monte de la salle des machines. Il grossit, enfle progressivement, puis se mue en un vrombissement qui s’amplifie encore, cogne furieusement aux cloisons d’acier et emporte le navire entier dans un train de trépidations sonores. L’hélice bat frénétiquement en arrière, rejetant de gros bouillons vaseux dans le sillage. Le Zeebrugge se cabre, frissonne des entrailles jusqu’à la pointe des mâts, fait craquer ses membrures, et les vitres des sabords vibrent. Peu à peu, les trépidations se font moins violentes, les derniers cahots, puis à peine quelques hoquets. L’erre est brisée et les remous s’immobilisent en glougloutant sous les flancs. Sans un mot échangé, la passerelle se vide et, dans l’air, il n’y a plus à présent que le ronronnement à peine perceptible des groupes électrogènes. Face à l’entrée du canal, le navire évite sur la chaîne de l’ancre, s’étire paresseusement et s’immobilise dans le flot de la marée. La rade de Colon est enveloppée dans la moiteur opaque des brumes du petit matin. Une douzaine de cargos mijotent au mouillage, figés dans la touffeur, leurs coques sombres rivées sur l’encre gris-perle de la mer, enchaînés là comme à côté du monde. Six heures, le jour succède à l’obscurité presque sans transition, avec cette brutalité propre aux Tropiques qui ne connaissent, pour ainsi dire, ni aurore ni crépuscule. Trente-sept degrés déjà, et pratiquement pas de brise pour dissiper la moiteur grasse d’un ciel chargé de sombres stratocumulus. Les remorqueurs ! On les voit gicler de la brume, bas sur l’eau, ventrus et noirs comme des frelons et venir se ranger contre la hanche du navire sous les échelles de pilote affalées à tribord. Ils nous accostent et les épaisses bandes de néoprène qui ceignent leurs étraves crissent contre notre coque le temps que leur cargaison humaine s’en extirpe, pilotes, équipes de lamaneurs, marchands de pacotille, filles, pêle-mêle. Une demi-heure plus tard, on atteint la première écluse de Gatun. Autour de nous, par endroits, les rayons obliques du soleil ouvrent d’immenses brèches dans le plomb du ciel et déversent dans la mer des coulées lumineuses d’ocre-jaune. Du quai, les toulines fusent et leurs pommes retombent mollement sur le pont. Les lamaneurs s’en saisissent prestement pour hisser les amarres et arrimer le Zeebrugge à six locomotives grises et jaunes, ruisselantes de graisse, chargées de le haler depuis la terre. Un entrelacs de câbles d’acier couvre rapidement le pont du navire, prisonnier sous les toiles enchevêtrées des six araignées de métal. Au signal, les locomotives s’arc-boutent en chœur, alignées par trois de chaque bord sur les voies ferrées qui sillonnent les rives. Leurs puissants moteurs pestent, grognent et couvrent le Zeebrugge de mugissements rauques de colère et d’effort. Au tonnerre de ces mules métalliques répondent les cris des matelots, minuscules fourmis affairées sur les plages de manœuvre et le grincement sinistre des câbles d’acier qui ripent sur les tambours de treuils, lacèrent les poupées des chaumards et font voler des plaques de peinture sur le pont. Une odeur âcre de chaud et de rouille. Au cours de ces luttes, il arrive fréquemment qu’une amarre rompe à la suite d’un à-coup de traction trop violent et que le long serpent d’acier brûlant vienne balayer le pont, fouettant l’air de sa promesse mortelle, s’enroulant obstinément autour du moindre obstacle, homme ou chose, mis sur sa route par le hasard. De nombreux Panaméens payent un lourd tribut au service du canal... un membre... une vie parfois, mais jamais leur travail ne semble perturbé par l’appréhension ou la crainte de l’accident. Bien au contraire, ceux qu’on appelle les hommes du canal aiment se jouer du danger, rieurs, délibérément à découvert sur le pont ou enjambant les filins tendus à la limite de la rupture, avec un mélange d’insouciance et de fatalisme latins. N’ayant que l’inertie de ses vingt-sept mille tonnes à opposer, le Zeebrugge doit vite renoncer. Il abandonne aux machines le soin d’engager son étrave, docile à présent, dans l’étroit bassin de l’écluse et il y glisse tel un taureau dans le corridor menant à l’arène. Par paliers successifs, écluse après écluse, le navire est hissé au-dessus de l’Atlantique. Le troisième et dernier sas ouvre sur le lac de Gatun, suspendu à près de trente mètres au-dessus des océans, à la fois si proche et inaccessible à leur fureur. Coincée entre l’épais couvercle de nuages et la terre spongieuse, la chaleur est étouffante. Elle règne ici pour l’éternité, au mépris de millions de ventilateurs asthéniques, impuissants à brasser cette fournaise épaisse et dégoulinante. Toute la sueur de l’humanité semble se condenser à Panama, et les fièvres aussi. Peu à peu l’horizon s’évanouit. Le canal se resserre entre les flancs abrupts rabotés par la main de l’homme et le silence revient. C’est la Culebra ou Gaillard Cut, du nom de ce colonel américain qui, entre 1907 et 1913, dirigea une armée de 6 000 hommes et autant de machines au creusement de cette gigantesque tranchée. Une plaque de bronze de près d’une tonne évoque le formidable colonel, mais ne dit rien des milliers d’ouvriers victimes de la fièvre jaune, les siens, ceux de Ferdinand de Lesseps avant lui, pas un mot de leurs souffrances, de leurs agonies, des vomissements de sang noir avant la mort. Seize heures. A son extrémité Sud, le défilé est fermé par l’écluse de Pedro Miguel. Une dégringolade de huit mètres, un court passage sur le dernier lac et on arrive aux deux sas de Miraflores, l’ultime série de marches, face au Sud, avant Balboa et le pont des Amériques, la porte de l’océan Pacifique, et derrière, tout en bas du ciel, sous l’horizon, les promesses du large, Tahiti et ses atolls, la Nouvelle-Calédonie et son lagon, l’arc des Tonga, les Nouvelles-Hébrides, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et d’autres terres, plus loin encore... au-delà des extrémités du monde, au bout des voyages imaginaires qu’enfant je traçais avec mon doigt sur la mappemonde, les yeux mi-clos, à la poursuite de Bougainville, de Cook, et du capitaine Bligh. La journée est usée quand les remorqueurs nous accostent et reprennent les hommes du canal ; ils les emportent vers un nouveau navire, puis un autre et un autre encore. Ces gens simples ne vont jamais plus loin que le bas des marches conduisant aux océans. Du commencement à la fin, leurs espoirs et leurs fatigues sont concentrés ici, sur cette langue de terre torride et spongieuse. Au-delà, le monde leur apparaît comme une manière de caricature terrifiante, brossée par des marins de passage venus des quatre coins du monde, une peinture amère née de l’évocation de foyers trop lointains et trop souvent quittés. Pourquoi aller où vont les marins ? Nous embouquons le chenal de sortie qui mène au pont des Amériques, avant la haute mer ; les remorqueurs font demi-tour et cornent en signe d’adieu. Quelques bouts d’étoffes s’agitent au bout des bras, des foulards rouges sur des manches de chemises blanches. Le Zeebrugge les salue en retour ; son long trait de sifflet se propage à la surface de l’eau calme de l’embouchure, dépasse un remorqueur, puis se faufile entre les haubans du pont, contourne les arches, roule au loin et va se perdre dans les vallées écrasées de chaleur des montagnes avoisinantes. Un moment passe et elles renvoient leur faible salut... une plainte étouffée... un long soupir brûlant. A Panama, les montagnes sont lassées de répercuter l’écho de navires qui les traversent et s’en vont, nous comme tous les autres navires ici, aujourd’hui, demain et comme tous les autres jours. PS : « Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire » (Louis Ferdinand Céline). |
« Les confessions d’un pirate épicurien. Carpe diem, et caetera… » indiquait un site disparu en guise de présentation de ce chant.
Il existe de très nombreuses variantes de ce chant qui n’appartient pas au répertoire traditionnel des marins. Il s'agirait d'un air très ancien ; le chant aurait été créé par des bagnards de Brest. Le bagne y avait créé en 1751 suite à la dissolution du corps des galères. Pour les tintinophiles T. Decruzy rappelle que «pour prévenir les évasions, l’administration avait installé à l’entrée du port un canon de 24 livres au surnom resté fameux : “Tonnerre de Brest”» (T. Decruzy).
Les Marsouins en l'ont intégré au répertoire militaire avec quelques modifications.
Le terme forban vient de l'ancien français forbannir : bannir à l'étranger... Il est synonyme de pirate : contrairement au corsaire, le forban agissait pour son propre compte et s'attaquait à tous les navires sans distinctions.
Ecoutez le chant ici :
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